ÉPILOGUE

Six mois passèrent encore avant que Bolitho revînt en Angleterre. Les cicatrices de ce combat dramatique étaient encore toutes fraîches dans sa mémoire, même si, de retour chez eux, ils avaient été occupés par bien d’autres choses, à défaut d’avoir oublié.

Pour Bolitho et sa petite escadre, la victoire avait été cher payée, en vies humaines comme en souffrances de toutes sortes. Ses bâtiments avaient également durement souffert et il avait fallu les envoyer en réparation à Malte et à Gibraltar.

Le triomphe qu’ils avaient remporté sur l’escadre de Jobert avait eu des conséquences aussi surprenantes que ravageuses. La plupart des vaisseaux incorporés dans la ligne de bataille avaient subi tant d’avaries que les deux soixante-quatorze français avaient réussi à s’enfuir et avaient échappé à la capture. Aucun des bâtiments de Bolitho n’était assez puissant ou en assez bon état pour essayer de s’en emparer. Le gros vaisseau amiral de Jobert, bien qu’ils l’eussent pris, se verrait épargner la honte de servir sous les couleurs de l’ennemi. Un incendie avait éclaté dans un entrepont, tuant ou blessant de nombreux hommes, et il avait fallu du monde, Anglais et Français mêlés, pour le sauver d’une perte totale. Il finirait sans doute ses jours comme ponton ou comme entrepôt.

Ils avaient réussi à s’emparer de tous les autres, et pourtant, à un moment, Bolitho avait eu bien peur d’en laisser échapper deux de plus.

Il pensait souvent à tous ces visages qu’il ne verrait plus jamais. Et d’abord, au capitaine de vaisseau Inch, qu’il voyait encore mourir debout, poussé par une dernière impulsion, celle de se retrouver au milieu de ses amis. Le capitaine de vaisseau Montresor était tombé au dernier moment, alors que le pavillon du vaisseau amiral français avait déjà disparu dans la fumée. Inutile de préciser que Houston, de l’Icare, avait survécu sans une seule égratignure. Il avait pourtant trouvé le moyen de se plaindre : son bâtiment avait été au plus fort de la bataille depuis le premier coup de canon. Les deux bâtiments de dernier rang, Le Rapide et la Luciole, étaient passés au travers du carnage avec peu d’avaries, alors qu’une seule bordée de l’un des français aurait suffi à les envoyer par le fond.

Avec pour seule compagnie ces deux bricks, l’Argonaute, remis à peu près en état à défaut d’avoir remédié à toutes les cicatrices de la bataille, avait pris la route de l’Angleterre et était arrivé à Plymouth en juin 1804.

Là encore, des images précises lui revenaient en mémoire, celles de ces instants qui avaient suivi leur arrivée. Une folle excitation, les pavillons et les saluts au canon, jusqu’au moment où l’Argonaute avait jeté l’ancre. Le vent soufflait faiblement et il leur avait fallu du temps pour remonter la Manche. Suffisamment pour que toute la population eût le temps d’apprendre leur retour.

Il revoyait ce spectacle dans tous ses détails : l’allégresse de tous ces gens massés sur le front de mer, une allégresse qui allait bientôt se muer en tristesse lorsqu’ils découvriraient que leurs bien-aimés ne reviendraient jamais.

L’amiral Sheaffe était venu en personne. Bolitho avait d’abord pensé qu’il lui demanderait des explications, que l’amiral, en retour, laisserait paraître au grand jour la jalousie qui l’avait poussé à se servir de Keen comme d’un instrument pour l’atteindre. Au lieu de cela, l’amiral avait accueilli son fils avec de grandes démonstrations. Voilà encore un moment que Bolitho n’oublierait jamais.

L’amiral, sous l’œil de ses collaborateurs et de quelques amis, avait posé ses mains sur les épaules de l’aspirant. À cet instant, Bolitho regardait la tête que faisait le jeune homme. Peut-être se rappelait-il les dernières paroles de Stayt, ou bien encore, revoyait-il ce jour, lorsqu’on avait failli l’abandonner quand le Suprême était en péril, et Bolitho qui l’avait attendu.

Il avait déclaré d’une voix assurée :

— Je vous demande pardon, monsieur, je ne vous connais pas !

Puis, sans regarder personne, il s’était enfui.

Et encore, une fois qu’ils furent descendus à terre, lorsque Keen avait aperçu la jeune fille qui faisait en courant les derniers yards sur les pavés, ses longs cheveux au vent. Bolitho en avait éprouvé un grand bonheur, mais aussi une certaine envie.

Sans se soucier des spectateurs et de ses marins tout sourire, Keen l’avait serrée contre lui, noyant son visage dans ses cheveux, incapable de prononcer un mot.

Elle s’était alors tournée vers Bolitho et, les yeux embués, avait doucement murmuré :

— Merci.

Bolitho ne savait pas trop bien ce qu’il avait espéré : que Belinda serait venue elle aussi à Plymouth, comme Zénoria, pour apprendre la vérité, pour se réjouir de ce qu’ils étaient bien vivants ?

Quant au reste, le temps qu’il avait passé à Plymouth pour régler ses affaires, tout se brouillait. Il avait pris passage à bord de la Luciole pour regagner Falmouth. Un brick de plus ou de moins qui prenait la passe de Carricks, voilà qui n’attirerait guère l’attention. Bolitho redoutait de rentrer une fois de plus en héros, le bruit, la curiosité de tous ceux qui n’avaient jamais connu les réalités de la guerre.

C’est ainsi qu’en cette belle matinée de juin il se tenait près du pavois en compagnie d’Adam. Le brick se balançait doucement sur son câble. Il était de retour chez lui.

Des deux bords, les flancs des collines verdoyantes et les navires au mouillage, les champs de toutes les couleurs et dans toutes leurs nuances qui étalaient leurs dessins dans les terres. Des maisons, des chaumières de pêcheurs, la masse grise et austère du château de Pendennis qui défendait l’entrée du port. Rien n’avait changé et pourtant, Bolitho avait le sentiment que rien ne serait jamais plus comme avant.

L’heure était venue de se séparer, une fois de plus. Adam avait reçu l’ordre de se rendre en Irlande avec des dépêches et en aurait certainement d’autres à rapporter. À défaut d’autre chose, cela lui permettrait d’améliorer ses talents de navigateur.

— Bon, mon oncle ?

Il l’observait, l’air grave et légèrement ému.

Bolitho aperçut près de la lisse Allday qui inspectait le canot amarré le long du bord. Il avait deviné ou flairé que Bolitho était d’humeur maussade et avait envoyé Ozzard et Bankart par la route avec les coffres et les bagages.

Jusqu’à la prochaine fois. Allday sentait bien qu’en ce jour il avait besoin d’être seul.

Bolitho répondit à son neveu :

— Il en sera toujours ainsi, Adam. Des adieux précipités, des retrouvailles encore plus brèves.

Il inspecta rapidement du regard le pont impeccablement rangé. Il était difficile de croire que ce bâtiment s’était retrouvé bord à bord avec un gros soixante-quatorze, et qu’il en avait pourtant réchappé. Le Rapide avait été dans la même situation, encore que Quarrell eût insisté pour qu’on débarquât les grosses pièces qu’il avait empruntées. Leur recul lui avait causé plus de dégâts que l’ennemi.

— J’aurais bien aimé descendre à terre avec vous, mon oncle, reprit Adam.

Bolitho lui passa le bras sur les épaules.

— Cela attendra. Je suis content pour vous – il leva les yeux vers la flamme qui s’agitait impatiemment. Votre père aurait été content, lui aussi. Je le sais.

Et il se dirigea vers le bord où l’attendaient le second, le bras en écharpe, ainsi que les boscos, pour un dernier adieu.

Lorsqu’ils furent installés à bord du canot, Allday se contenta de regarder Bolitho sans rien dire. Il le vit qui se retournait encore une fois pour échanger de grands signes avec son neveu.

Le brick raccourcissait déjà son câble et appareillerait dès qu’il aurait repris son canot. Allday eut soudain conscience de ce que ce spectacle ne lui faisait aucun effet particulier.

Il songeait à son fils, à la route qu’il avait à faire pour rejoindre la demeure des Bolitho. Reprendrait-il jamais la mer ? Mais, étonnamment, cette décision n’avait plus guère d’importance. Mon fils, la seule évocation de ces deux mots le remplissait de bonheur et de gratitude. Il lui avait sauvé la vie, il serait même mort pour lui si l’aspirant n’était pas intervenu avec son pistolet.

Il jeta un coup d’œil en coin à Bolitho qui restait toujours aussi impassible. Il savait qu’il se faisait du tourment pour ses yeux. Lady Belinda devait être devant la maison, à se ronger en l’attendant. Cela pouvait faire toute la différence.

Ce soir, Allday avait l’intention de s’éclipser pour se rendre à l’auberge. Pour le plaisir de vérifier que la fille de l’aubergiste était toujours belle à peindre.

Ils escaladèrent les pierres toutes chaudes. Bolitho remercia le patron et glissa une pièce de deux guinées dans sa main calleuse.

L’homme en resta d’abord bouche bée, avant de lui dire :

— Je les boirai à vot’santé, amiral !

Ils poussèrent, l’un des hommes se mit à siffloter gaiement. Il fallait en profiter, tant que le bâtiment ne pouvait pas les entendre.

Bolitho prit le chemin de la ville. De là, on continuait par la route qui menait chez lui. Il leva les yeux en essayant de ne pas ciller et de ne pas perdre l’équilibre, comme cela lui était encore arrivé lorsqu’il avait rencontré Jobert pour la dernière fois.

Il entendait le pas lourd d’Allday derrière lui et cela lui donnait une impression étrange. Personne dehors, les gens devaient être aux champs ou partis pêcher. Falmouth menait une double existence, sur terre et en mer. Il aperçut pourtant une femme épuisée qui portait un grand panier de légumes et se dirigeait vers un sentier étroit.

Elle s’arrêta et se redressa en le voyant, avant de lui faire un sourire et d’esquisser une timide révérence.

— Belle matinée, madame Noonan, lui dit Bolitho.

Elle ne les quitta pas des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans le virage.

Pauvre femme, songeait Bolitho. Il revoyait encore son mari, il avait connu une mort brutale à bord de son Lysandre. Cela remontait à une éternité et pourtant, c’était hier.

Une grande ombre recouvrait la place et il leva les yeux : la tour de l’église du Roi Charles Martyr, cette église où il s’était marié deux fois. Il avait envie d’avancer et se sentait en même temps incapable de bouger. C’était comme si quelqu’un l’avait attiré puis guidé vers ces vieilles portes si familières. Allday le suivit avec une espèce de soulagement. Au fond de lui-même, il savait bien que là résidait la véritable raison pour laquelle Bolitho n’avait pas pris la diligence à Plymouth.

Il faisait frais, Bolitho entra d’un pas hésitant. L’église était déserte, mais peuplée pourtant de tant de souvenirs, de tant d’espoirs ! Il s’arrêta pour admirer les vitraux magnifiques qui se trouvaient au-dessus de l’autel. Il se souvenait de la première fois, de ces rayons de soleil qui brillaient à travers le porche.

Son cœur se mit à battre violemment, il crut même qu’il allait l’entendre. Il lui fallait partir, expliquer à Belinda ce qu’il ressentait, apprendre à reconnaître ses erreurs.

Mais, au lieu de cela, il se dirigea vers le mur où étaient fixées, un peu à l’écart des autres, les plaques commémoratives de la famille Bolitho.

Sur la pointe des pieds, il effleura une plaque scellée un peu à l’écart de celles dédiées aux hommes. Cheney Bolitho.

Il sentait la présence d’Allday, debout dans la grande allée, les yeux rivés sur lui et qui avait tellement envie de l’aider tout en sachant qu’il ne pouvait rien faire pour lui.

Il recula très lentement jusqu’à l’autel et passa plusieurs minutes à le contempler.

C’était le jour de leur mariage, lorsque leurs mains s’étaient unies. Il prononça son nom à voix haute, très lentement. Puis, tournant les talons, il alla rejoindre Allday.

— On rentre à la maison, sir Richard ?

Bolitho hésita, se retourna vers la plaque.

— Oui, mon vieil ami, on rentre. Il en sera toujours ainsi.

 

Fin du Tome 16



[1] « Monsieur », dans le français approximatif d’Allday. (NdT.)

[2] En français dans le texte.

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